Par un arrêt du 21 janvier 2025, rendu dans l’affaire France Télécom, la chambre criminelle de la Cour de cassation marque une évolution décisive en matière de répression du harcèlement moral au travail. Elle consacre ainsi expressément la notion de « harcèlement moral institutionnel ».
La Cour de cassation met ici un terme au débat sur la qualification juridique du harcèlement moral institutionnel en confirmant qu’il constitue une forme spécifique de harcèlement moral, tel que réprimé par l’article222-33-2 du Code pénal.
En l’espèce, la situation litigieuse portait sur une politique de gestion du personnel ayant eu pour effet de dégrader gravement les conditions de travail des salariés, entraînant plusieurs suicides et tentatives de suicide entre 2007 et 2009. Cette stratégie de réduction des effectifs, menée à marche forcée à travers les plans « NEXT» et « ACT », reposait sur des méthodes coercitives visant à inciter les salariés à quitter l’entreprise par eux-mêmes, évitant ainsi les coûts et contraintes attachés aux procédures de licenciement.
La haute juridiction, après avoir constaté que cette politique avait été mise en œuvre en connaissance de cause par la direction de l’entreprise, considère que ces agissements« excédaient les limites du pouvoir de direction », relevant ainsi du harcèlement moral institutionnel.
Elle entérine donc la position des juges du fond qui avaient condamné les dirigeants de France Télécom à des peines d’emprisonnement et d’amende, confirmant que la responsabilité pénale pouvait être engagée non seulement à titre individuel, mais également à l’échelle d’une organisation dans son ensemble.
L’apport fondamental de cet arrêt réside dans la définition détaillée du harcèlement moral institutionnel, précisant les éléments matériels et intentionnels nécessaires à sa caractérisation.
La Cour de cassation considère d’abord que le harcèlement moral institutionnel repose sur la mise en œuvre d’une politique managériale ayant pour objet ou pour effet de dégrader les conditions de travail des salariés, de porter atteinte à leur dignité, d’altérer leur santé physique ou mentale ou encore de compromettre leur avenir professionnel.
Cette dégradation peut résulter :
· de pressions hiérarchiques excessives imposant des objectifs inatteignables,
· de méthodes de management créant un climat de peur et d’instabilité,
· de l’utilisation de techniques de déstabilisation systématiques pour inciter au départ.
Ces éléments démontrent que le harcèlement moral institutionnel ne repose pas sur des agissements ciblant individuellement des salariés déterminés, mais sur une approche globale affectant une collectivité de travailleurs … Et c’est tout l’apport de cet arrêt !
Cela dépasse le cadre habituel du harcèlement moral tel qu’entendu jusqu’alors.
L’un des arguments soulevés par les prévenus dans leur pourvoi en cassation reposait sur l’absence d’intention de nuire. Ils contestaient avoir volontairement cherché à dégrader les conditions de travail et faisaient valoir que leur stratégie de gestion répondait uniquement à des impératifs économiques et de restructuration.
La Cour de cassation rejette cette argumentation en rappelant que l’élément intentionnel du harcèlement moral peut être caractérisé dès lors que les dirigeants avaient conscience des effets délétères de leur politique et ont persisté à l’appliquer malgré les nombreux signaux d’alerte.
En l’espèce, les juges du fond avaient relevé que :
· plusieurs rapports d’expertise internes et externes avaient alerté sur l’impact psychologique dramatique des restructurations,
· des syndicats et des représentants du personnel avaient dénoncé les conséquences des méthodes employées,
· les dirigeants avaient néanmoins maintenu leur stratégie en pleine connaissance des risques encourus par les salariés.
Ainsi, la Cour considère que la simple connaissance des effets négatifs d’une politique d’entreprise, sans tentative de correction, suffit à établir l’élément intentionnel du harcèlement moral institutionnel, sans qu’il soit nécessaire de prouver une volonté délibérée de nuire aux employés concernés.
Les prévenus soutenaient également que la notion de harcèlement moral institutionnel constituait une création prétorienne imprévisible, en violation des principes fondamentaux du droit pénal. Ils invoquaient notamment les principes de légalité des délits et des peines et de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, garantis par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).
La Cour de cassation rejette ces arguments en s’appuyant sur plusieurs fondements :
· elle rappelle que l’interprétation d’un texte pénal peut être fondée sur une « ligne perceptible de jurisprudence » et qu’elle doit« cadrer avec la substance de l’infraction » (CEDH,9 juill. 2004, Delga c. France, n°8998/20),
· elle mobilise les travaux préparatoires de la loi du 17 janvier 2002, qui avaient envisagé plusieurs formes de harcèlement moral, y compris le harcèlement institutionnel,
· elle souligne que l’article 222-33-2 du Code pénal a toujours eu vocation à couvrir les situations de harcèlement collectif, et que sa portée extensive avait déjà été reconnue en matière de harcèlement managérial (Cass. crim.,19 oct. 2021,n°20-87.164).
Cette approche permet ainsi d’écarter toute violation du principe de prévisibilité et de consacrer définitivement l’existence du harcèlement moral institutionnel comme une composante du droit pénal du travail.
Par cet arrêt, la Cour de cassation confirme que les dirigeants d’une entreprise peuvent être tenus pénalement responsables des effets d’une politique managériale destructrice, même en l’absence d’actes de harcèlement individualisés, comme nous les connaissions classiquement jusque-là.