Un arrêt du 11 octobre 2023 rappelle l’ampleur de la protection de la liberté d’expression. L’abus, qui seul peut être sanctionné, est strictement limité aux propos injurieux, diffamatoires ou excessifs.
Si les contours des notions d’injure et de diffamation sont (relativement) circonscrits, le périmètre de ce qu’il faut entendre par « propos excessifs » laisse un peu de marge aux circonstances de fait.
Pourtant, il ne semble pas que la jurisprudence ait l’intention de saisir cette marge pour restreindre un tant soit peu la protection de la liberté d’expression, élevée au rang de liberté fondamentale.
Elle estime ainsi qu’un cadre peut exprimer son désaccord sur la politique de l’entreprise devant l’ensemble de ses collègues : l’expression publique d’un désaccord avec l’employeur en des termes qui ne sont ni injurieux, diffamatoires ou excessifs, ne caractérise pas un abus dans la liberté d’expression d’un cadre (Cass. soc. 28 septembre 2022 n°20.21.499).
Le salarié, même responsable d’une équipe, peut donc exprimer son désaccord, mais il peut également selon la Haute juridiction, refuser de se conformer à une politique d’entreprise particulière. Les circonstances de l’espèce sont toutefois importantes. En effet, l’employeur avait développé une culture d’entreprise dite « fun & pro », qui se traduisait, selon les attestations des salariés « par la nécessaire participation aux séminaires et aux pots de fin de semaine générant fréquemment une alcoolisation excessive de tous les participants, encouragée par les associés qui mettaient à disposition de très grandes quantités d’alcool ». Le salarié avait été licencié en raison de son refus « d’accepter la politique de l’entreprise et de se conformer aux modalités de fonctionnement basées sur des équipes de petite taille au sein desquelles la coopération par des échanges fréquents est valorisée et sur le partage des valeurs « fun & pro »».
La cour d’appel, considérant que l’employeur reprochait également au salarié sa rigidité, son manque d’écoute et son impossibilité d’accepter le point de vue des autres, conclut que le grief reposait sur le comportement du salarié et non sur ses opinions personnelles, il n’y avait donc pas de violation de sa liberté d’expression.
Ce n’est pas le raisonnement de la Cour de cassation. Le licenciement est notamment fondé sur le comportement critique du salarié et son refus d’adhérer aux « valeurs » de l’entreprise dont notamment une incitation à divers excès, il est donc bien question pour la Haute juridiction de liberté d’expression et d’opinion. Ce motif de licenciement entraîne à lui seul la nullité du licenciement (Cass. soc. 9 novembre 2022 n°21.15-208).
L’arrêt du 11 octobre 2023 présente un autre cas de figure où la liberté d’expression est entendue au sens large et protégée hors injures, diffamations ou propos excessifs.
En l’espèce, une salariée harcèle son employeur pour obtenir des congés auxquels elle n’a pas droit à la suite de la signature d’un accord d’entreprise, pose des ultimatums à son supérieur hiérarchique, utilise un ton polémique et irrespectueux envers le président de la société. Elle est licenciée en raison d’une part d’une « remise en cause polémique des décisions de la société », d’autre part, d’un « manque de respect à l’égard de la hiérarchie ».
La cour d’appel reconnait que l’attitude de la salariée sur ces deux points constitue un abus de sa liberté d’expression et valide le licenciement
Là encore, la Cour de cassation censure les juges d’appel : « En se déterminant ainsi, sans caractériser en quoi les propos tenus par la salariée comportaient des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs, la cour d’appel a privé sa décision de base légale. »
L’interprétation large de la liberté d’expression ou d’opinion et la nécessité de distinguer clairement les propos injurieux, diffamatoires ou excessifs des expressions légitimes, même controversées, renforce considérablement le principe de la liberté d’expression, jusqu’à aboutir à des situations où l’insolence, l’impertinence, le manque de respect envers la hiérarchie ne trouvent plus de sanction.
Cass. soc. 11 octobre 2023 n° 22.15-138